dimanche 22 novembre 2009

Des Amish dans le sud-meusien ?


Journées d’Etudes Meusiennes – Gondrecourt / 2009
DES AMISH DANS LE SUD –MEUSIEN ?
par Frédéric Schwindt[1]

Il peut paraître étonnant de vouloir traiter des Amish dans les Journées d’Etudes Meusiennes, tant ceux-ci sont typiques de l’univers américain. A l’image du film Witness, ils sont synonymes pour nous du refus de la modernité : les Buggy attelés et les jeunes filles en robes longues et coiffes blanches semblables à celles de nos propres congrégations mariales. La Lorraine n’est pourtant pas la Pennsylvanie, ni Gondrecourt le comté de Lancaster.

Assemblée mennonite au cimetière de Geisberg (Alsace) – Vers 1890-1900
(Photo communiquée par M. Hege – AHAM[2])

Or, des scènes en tout point semblables ont été photographiées dans l’est de la France au XIXe siècle[3] : des costumes identiques, la même rigueur, des usages voisins (par exemple le lavement des pieds à Pâques) et surtout les noms de famille. C’est que les Amish sont originaires de Lorraine, région où vivent encore aujourd’hui leurs cousins.

1 - La question est donc d’expliquer pourquoi ceux des Etats-Unis sont restés Amish et en conservant le mode de vie forgé à la fin du XVIIe siècle dans l’isolement des Hautes Vosges alors que les branches françaises sont devenues invisibles. En France, les mennonites, qui ont pourtant joué un rôle important dans la modernisation des campagnes, se sont comme on dit « intégrés ».

2 - Le sud-meusien est avec la Haute-Marne une fin et un commencement : vers 1850, le front pionnier Amish amorcé à la frontière de l’Alsace et de la Lorraine deux cents ans plus tôt vient y buter[4]. Une histoire séculaire se termine, liée à une forte mémoire de la persécution[5], une autre commence : pour certains l’émigration vers l’Amérique ou l’Algérie, pour les autres l’assimilation, la diffusion dans l’ensemble du pays voire l’exode rural vers Paris.

L’ORIGINE DES AMISH.

Le sujet pose d’abord un problème de vocabulaire. En Lorraine, on peut parler de « frères suisses » du XVIe au XVIIe siècle, de « communautés Amish » entre la fin du XVIIe et celle du XIXe siècle puis depuis simplement « d’assemblées mennonites » ou « d’anabaptistes »[6].

Des mennonites.

En effet, ces « familles », il faut insister sur ce terme car c’est la base de tout[7], appartiennent au rameau anabaptiste de la Réforme (peut-être 20 millions de fidèles aujourd’hui dans le monde). Après les Luthériens, les Calvinistes et les Anglicans, ils constituent au XVIe siècle la 4e branche originelle du protestantisme mais une forme radicale[8] qui refuse tout lien entre l’Eglise et l’Etat, ainsi que le serment ou le port des armes. Le baptême des enfants est repoussé à plus tard, d’où le surnom d’anabaptiste, parce que l’Eglise doit-être confessante donc formée de fidèles qui ont choisi leur engagement en connaissance de cause. Le nom provient du réformateur hollandais Menno Simons mais deux communautés différentes se sont en réalité formées à la Renaissance, l’une aux Pays-Bas et en Allemagne du Nord et l’autre en Suisse, avec de réelles différences masquées par l’usage commode du terme « mennonite ».

Une ethnie : les frères suisses ou Taufer.

Les mennonites de Lorraine et les Amish de Pennsylvanie viennent de Suisse, d’une région entre Zurich et Berne qui a donné le dialecte encore parlé dans le Lancaster County. D’abord proche de Zwingli, ils se séparent du grand réformateur sur le problème des rapports entre l’Eglise et l’Etat. Dès lors, ils vont être largement persécutés, les fondateurs finissant tous sur le bûcher ou noyés. Les premiers frères suisses ou Taufer étaient des intellectuels ou des artisans mais, réfugiés dans les montagnes de l’Emmental, ils ont surtout diffusé leur foi parmi les paysans. Pour longtemps, les mots « anabaptistes » et « agriculteurs » vont donc être presque synonymes.
Grace au développement de la généalogie, on retrace assez facilement l’histoire des ces familles depuis leur foyer initial : un nombre relativement limité d’individus issus de villages proches, essentiellement dans l’Emmental[9]. Une enquête génétique initiée aux Etats-Unis a d’ailleurs récemment confirmé cette origine commune rendue confuse par les changements d’orthographe des noms[10]. Le grand sociologue américain John A. Hosteller, qui a étudié la communauté Amish après guerre, a identifié 126 noms différents dont 83 seraient d’origine suisse (ils y sont attestés depuis le Moyen Âge), les autres provenant d’anglo-saxons convertis directement aux Etats-Unis[11].
Les descendants des frères suisses ont donc constitué, au moins jusqu’à la seconde guerre mondiale, une véritable « ethnie » : une communauté biologique liée par une origine commune, une forte endogamie, une culture originale et une puissante mémoire collective.

L’immigration vers la Lorraine et l’apparition des Amish.

Durant les persécutions des XVIe et XVIIe siècles, les Taufer fuient dans deux directions : vers la Bohême et la Slovaquie (origine du mouvement Huttérites) et vers le sud de l’Allemagne et l’Alsace. Strasbourg est d’ailleurs à cette époque une véritable plaque tournante pour de nombreux groupes religieux radicaux. Dès la fin du XVIe siècle, certains ont sans doute passé les cols pour gagner les vallées vosgiennes. Le mouvement s’intensifie après la guerre de Trente ans notamment autour de Sainte-Marie-aux-Mines. Dans les Hautes Vosges, les mennonites mettent ainsi en valeur les chaumes ingrates de Bourg-Bruche, de Schirmeck ou du Hang.
C’est là que, Jakob Amman, un Ancien natif de Suisse, est à l’origine d’un schisme en 1693. Le mot Amish signifie d’ailleurs « Amman Ish » ou parti d’Amman. Isolé dans un monde nouveau pour eux, coupés de leurs bases suisses, les frères qui suivent Amman ont peur d’attiédir leur foi et ils prônent donc un mode de vie sévère, autant que possible en rupture avec celui des « gentils ». Or, la plupart des communautés vosgiennes et alsaciennes décident de le suivre et en voulant les chasser de ses terres, en 1711, Louis XIV va amplifier leur déplacement vers l’intérieur, en direction de la Lorraine et de principautés accueillantes comme Salm ou Montbéliard. Plus tard, Choiseul donnera l’instruction de les ignorer, donc de ne pas appliquer la législation royale, ce qui revient à une imposer une tolérance de fait. En effet, les anabaptistes sont très appréciés pour leurs qualités d’éleveurs et d’agriculteurs même par des évêques dont ils sont parfois les fermiers.

UN FRONT PIONNIER VERS L’OUEST ET L’ARRIVEE EN MEUSE.

La Lorraine centrale, le Pays Haut et le nord de la Meuse ont été en grande partie délaissés par les communautés mennonites qui préfèrent le massif vosgien, la Moselle Est, la vieille Meurthe, le Toulois et la Haute Vallée de la Meuse[12]. Le front pionnier qui s’est développé en trois étapes a pris la forme d’un croissant centré au XVIIe siècle sur la tête de pont de Sainte-Marie-aux-Mines. Des individus isolés arrivent dès 1650-1670 dans le pays de Sarrebourg et de Sarreguemines. Une première branche nord gagne l’Est de la Moselle à la fin du XVIIe siècle mais elle ne se structure qu’au XVIIIe. Avec un siècle de décalage, le même phénomène se produit ensuite au sud mais par Saint-Dié, Lunéville, Darney, la Meuse et enfin la Haute-Marne, la progression se faisant en général en remontant les vallées.


Pour la Meuse, le premier mennonite connu est un certain Christian Amstuty, un berger né en Suisse, qui se marie à Neuville-lès-Vaucouleurs en 1819. Les premiers immigrants sont en effet toujours des bergers qui repèrent les fermes disponibles au cours de leurs pérégrinations. Ils sont généralement suivis par des meuniers qui prennent à bail les moulins du secteur. Dès 1850, la plupart des moulins de la vallée de la Meuse, du sud de Vaucouleurs jusqu’au nord de Saint-Mihiel, mais aussi semble-t-il des vallées de la Saulx, de l’Ornain et de l’Aire étaient ainsi tenus par des anabaptistes.


Le hameau du Traveron, à Sauvigny, illustre bien les lieux qui étaient alors recherchés par les mennonites : des endroits isolés, reculés où ils pouvaient se couper du monde et réunir sans gêne la communauté pour des fêtes familiales ou des cérémonies religieuses toujours pratiquées à domicile.

Arrière du Moulin de Rigny-Saint-Martin (photo F.S. 02/2007)

Moulin du Traveron (photo FS 02/2007)

Par la suite, les exploitations à louer des alentours sont particulièrement recherchées, surtout lorsqu’elles sont elles-mêmes isolées. Les moulins mais aussi les plus grosses fermes, en tout cas les exploitations des Anciens deviennent des nœuds dans le réseau mennonites, un réseau familial au long duquel circulent l’information et l’argent et grâce auquel se préparent les mariages et les déplacements.

LES ASSEMBLEES MEUSIENNES ET LEUR MODE DE VIE.

En effet, si les mennonites font parti du décor alsacien et lorrain, Erckmann-Chatrian leur consacre des chapitres entiers de ses romans, eux-mêmes cherchent surtout à ne pas se faire remarquer. D’une certaine manière, il s’agit d’une communauté sans ou hors de l’Histoire, car les Ecritures enseignent de ne pas s’attacher à ce monde. Avec les persécutions, cela les a longtemps conduits à rester fermiers et ne pas acheter de terre. Alors comment les identifier ?[13]

Compter les anabaptistes.

L’annuaire actuel permet une première approche puisque, comme on l’a vu, la recherche concerne un nombre limité de noms caractéristiques. Trois foyers principaux existeraient toujours sur la haute vallée de la Meuse, la vallée de la Saulx et le Clermontois, ce qui paraît cohérent avec la stratégie d’implantation décrite pour le XIXe siècle[14].
Or, jusqu’aux années 1870, l’Etat, le ministère de l’intérieur et les préfets surveillaient de près les minorités et tout particulièrement les anabaptistes. En 1850, le ministère des cultes avait par exemple lancé une grande enquête dans l’Est du pays afin de répondre aux « Anciens » qui avaient sollicité une aide de l’Etat[15]. Mais comme il n’y a plus d’enquêtes officielles sur une base religieuse à partir de la IIIe République, il faut alors se tourner vers d’autres sources notamment les archives municipales.
Les premiers migrants anabaptistes sont repérés dans les recensements des protestants réalisés sous la Restauration. C’est ainsi que Christian Amstuty a été trouvé en 1819-1820. En 1851, 162 mennonites vivraient dans l’arrondissement de Commercy, soit plus de 80 % de la communauté protestante du secteur, une part bien plus importante que dans les autres arrondissements meusiens[16].


Des familles isolées dans des écarts et des moulins.

En 1850, il y aurait 34 familles répartis dans 24 communes, ce qui attire l’attention sur une particularité de la Meuse. Alors qu’en Moselle ou dans les Vosges, les mennonites avaient pu constituer des communautés structurées, ici les mennonites sont relativement isolées. La communauté n’est pas encore stabilisée. Il s’agit de ruraux qui déménagent fréquemment lorsque s’achèvent les baux de leurs fermes. L’Etat-Civil permet de suivre facilement ces familles dont les nombreux enfants naissent dans des localités différentes et toujours dans des fermes isolées : Chantraine entre Dompcevrin et Saint-Mihiel, le Traveron à de Sauvigny ou Burniqueville près de Vaucouleurs… Ce mode de vie a profondément marqué les Meusiens. A Dompcevrin, on racontait encore dans les années 1970, des années après le départ du dernier anabaptiste, que les locataires de la ferme de Chantraine étaient des gens « bizarres », peu communicatifs.


La famille est de type élargi et patriarcal même si des épouses ont parfois été amenées à prendre la place du mari décédé, par exemple pour reprendre une ferme ou un moulin. Les frères, les enfants jusqu’à un âge avancé travaillent sur l’exploitation. Le célibat définitif est d’ailleurs fréquemment supérieur à la moyenne, ce qui confirme l’isolement relatif décrit plus haut. Un jeune cousin ou une cousine, parfois des orphelins, sont accueillis comme domestiques, manière commode de faire un apprentissage agricole tout en se tenant au courant des fermes disponibles dans la région. Dans les deux cas, cela facilite aussi les rencontres et donc les mariages[17]. Enfin, le groupe n’hésite pas à se mobiliser financièrement afin d’aider un jeune à s’installer ou pour aider une exploitation en difficulté.
Des fêtes communautaires, religieuses et/ou familiales, sont organisées sur le principe de la rotation et sous la présidence d’un Ancien. Celui-ci peut disposer d’une solide formation religieuse mais c’est toujours un autodidacte qui travaille comme tout le monde dans sa propre ferme. Il n’existe en effet aucun clergé professionnel chez les mennonites. L’Ancien prêche lors des cultes mais la prédication est aussi ouverte à qui s’en croit capable. Il baptise à domicile les grands adolescents et célèbre mariages et enterrements. Il joue surtout un grand rôle dans le fonctionnement de la communauté, tant sur le plan religieux que sur le plan social, comme garant de sa survie en tant que groupe particulier. Dans les faits, cette fonction devient quasiment héréditaire au profit de quelques lignages économiquement bien installés.
Comme cela a déjà été remarqué en Alsace dès le XVIIIe siècle et aujourd’hui chez les Amish des Etats-Unis, les communautés ont tendance à se scinder en deux groupes, on a du mal à dire « classes sociales » : des familles rurales à la tête de grosses exploitations agricoles qui monopolisent la fonction d’Ancien et des familles plus modestes tentées par d’autres professions et par le départ pour la ville ou pour l’étranger.

Une communauté face à un monde qui change : un accommodement ?

Cette tendance s’observe dès le XIXe siècle. L’étude des listes d’habitants ou des matrices fiscales révèle l’existence de communautés installées en ville à Vaucouleurs, à Gondrecourt et à Saint-Mihiel vers 1850. Une certaine opposition existerait entre le clan de Saint-Mihiel du « pasteur » Oesch et les familles rurales groupées autour de l’Ancien André Gréabill (Kreyenbuhl) de Chantraine. Les premiers engagent même une procédure en vue d’obtenir des subventions à l’Etat alors que les seconds continuent de pratiquer un culte itinérant dans les fermes et les moulins localisés entre Aire et Meuse[18]. Même le titre porté par les deux chefs est instructif, jamais à l’époque des mennonites strictement observant n’auraient ainsi accepté le titre de pasteur.
Si la majorité des anabaptistes meusiens sont encore paysans : laboureurs, ouvriers agricoles, bergers, des métiers artisanaux sont de plus en plus cités dans les sources. Ils sont d’abord liés aux premiers : meuniers, marchands de grain, boulangers puis de plus en plus éloignés[19]. A Vaucouleurs, des mennonites forgerons, tisserands, menuisiers et fabricants de chaises sont ainsi mentionnées dans deuxième moitié du siècle. Ces familles s’installent dans les cœurs de village ou en ville et c’est eux, peut-être désormais en marge de la communauté traditionnelle, qui demandent au préfet à être traités comme les catholiques ou les réformés.

Joseph Gény, boulanger à Sampigny, en 1908 (Photo : F. Wild)

Jean Séguy suppose que la disparition de l’assemblée de Saint-Mihiel est due à la fois à la mort d’André Gréabill en 1870 et au service militaire. Les familles se seraient ruinées pour payer des remplaçants ou pour fuir en Amérique[20]. Mais les archives locales ne le confirment pas. D’ailleurs, on sait maintenant que les descendants d’anabaptistes sont bien plus nombreux en France que ceux qui sont encore aujourd’hui rattachés aux assemblées. Les mennonites ne sont pas partis, ils se sont pour la plupart assimilés[21]. L’éclatement de la communauté de Saint-Mihiel est davantage un phénomène culturel. L’urbanisation d’une partie du groupe provoque l’apparition de deux modes de vie différents. Pour preuve, une famille mennonite de Saint-Mihiel compte à la fin du XIXe siècle plusieurs filles-mères et de nombreux enfants illégitimes, choses impensables chez les cousins restés ruraux. Les deux clans, déjà numériquement faibles, ne se comprennent plus. Le fonctionnement communautaire se grippe et ceci conduit à l’assimilation des uns et au départ des autres.

Début d’assimilation religieuse ? La demande des anabaptistes de Gondrecourt en 1859.

Traditionnellement, les Mennonites n’entretenaient pas de relation avec les autres religions, notamment avec l’Eglise catholique romaine. Mais une familiarité naturelle existe avec les protestants. Au Ban de la Roche, au XVIIIe siècle, des mariages mixtes avaient lieu avec des luthériens (en précisant parfois que les enfants de sexe féminin resteraient anabaptistes). La communauté protestante meusienne est en revanche surtout réformée même si le rapport numérique serait largement en faveur des anabaptistes dans l’arrondissement de Commercy[22].
En 1850, comme leurs frères de Saint-Mihiel, les mennonites de Gondrecourt avaient demandé que l’Etat veuille bien rémunérer leur « pasteur ». Ils n’avaient pas obtenu satisfaction. Soutenu par le maire, les protestants de Gondrecourt sollicitent l’autorisation de faire célébrer un culte deux fois par an dans la commune en 1859. Le consistoire de Bar-le-Duc approuve tout naturellement cette initiative en invoquant un décret impérial en date du 19 mars 1859 sur l’exercice du culte réformé. Dès le 21 avril, un pasteur de Bar se rend sur place et y rencontre une vingtaine de familles réformées et « un nombre au moins égal d’anabaptistes » qui s’étaient joints à la doléance. Le maire propose d’ailleurs de prêter une salle car il chiffre le besoin à 14 familles « protestants et anabaptistes », soit 26 individus. C’est en revanche une liste de 35 personnes qui est adressée au préfet, au milieu de laquelle se trouvent plusieurs patronymes typiquement mennonites : Condit (Condi, Fongon), Kaltenbach ou Schertz. Les listes d’habitants prouvent qu’il s’agissait de familles qui habitaient réellement Gondrecourt et qui, sans doute, avaient perdu l’habitude du culte dans les foyers tel qu’il se pratiquait à la campagne.
Depuis la demande de reconnaissance du culte anabaptiste par plusieurs familles du secteur, dix ans plus tôt, le problème des célébrations devait continuer de se poser d’où un rapprochement avec les réformés qui connaissaient à Gondrecourt le même problème mais bénéficiaient d’une position officielle et d’une Eglise institutionnalisée. Le 25 mai, les choses vont vite, le préfet de la Meuse autorise donc, et de bonne grâce semble-t-il, un pasteur de Bar-le-Duc à célébrer le culte quatre fois l’an à Gondrecourt. C’est plus que ce qui était demandé.

L’INTEGRATION A LA REPUBLIQUE FRANCAISE.

L’exode rural, la Révolution industrielle qui débute, les transformations du monde agricole, le développement des moyens de transport et d’échange, plus tard le service militaire universel modifient le mode de vie Amish autant que celui des autochtones[23]. La Meuse, même en Argonne ou au Traveron, ne permet pas de surcroit un isolement aussi efficace que dans les régions de montagne. Par la force des choses, les anabaptistes ont du renforcer leurs rapports avec la société ambiante, d’autant qu’ils ne constituaient pas ici de communautés autonomes. L’évolution a d’ailleurs tendance à s’accélérer avec la guerre de 1870 et la fondation de la IIIe République.

Le départ pour l’Amérique.

Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, la communauté mennonite meusienne, pourtant encore en phase de structuration, s’affaiblit suite au départ de certains pour l’étranger. S’ils migrent peut-être pour échapper au service militaire, les exemples documentés concernent en général des groupes familiaux entiers, des clans qui étaient encore mobiles à l’intérieur du front pionnier.
Johannes Schrock (Schraag) natif de Gondrexange (1801-1875) et son épouse Catherine Salzman ont eu sept enfants. Le premier est né en Moselle mais la deuxième Catherine (1829-1906) a vu le jour à Dompcevrin. Johannes junior et Jacobina entrent dans la famille en 1835 et 1836 dans un endroit indéterminé mais l’intervalle de six ans ne semble pas anodin. Il s’est passé quelque chose au cours de ce laps de temps. Or, les trois suivants Peter, John et Magdalena naissent ensuite dans l’Illinois (notamment dans le célèbre Tazewell County) et dans l’Ohio. Les sources généalogiques prouvent même que tout le reste du clan, les frères et sœurs du couple qui vivaient encore autour de Gondrexange, ont migré en même temps avec leurs conjoints respectifs. Les premiers enfants ont vu le jour en Moselle et les autres dans l’Illinois. C’est donc l’ensemble du groupe familial qui a décidé de partir pour les Etats-Unis, sans doute après la mort du grand-père Joseph Schrag en 1830.
De la même manière, l’enquête de 1850 livre une famille Roggy à Fresnes-au-Mont et à Loisey mais celle-ci disparaît ensuite corps et bien des archives. Avec d’autres cousins lorrains, ils sont en fait partis s’installer en Algérie, dans le secteur d’Oran et de Constantine, pour s’occuper notamment de Moulins[24]. Une autre branche avait aussi gagné l’Amérique du Sud.

L’abandon des signes distinctifs.

Le costume mennonite traditionnel appartient au folklore
(Gravure - Alsace – XIXe siècle)

Le costume masculin traditionnel, chemise sans col, veste sans bouton, chapeau large, barbe est peu à peu abandonné. Vers 1912, la photographie de la famille Esch de la ferme de Clévant (près de Custines), des cousins de ceux de Vaucouleurs, sépare la génération née au milieu du XIXe siècle, qui ne garde d’ailleurs déjà plus que quelques aspects du costume traditionnel, et celle de la fin du siècle qui ne possède plus aucune particularité vestimentaire.

La famille Esch à Clévant vers 1912 (Photo : F. Wild)
De gauche à droite : Benjamin (né en 1877), Catherine Schertz (1883)
Suzanne (1910), Pierre (1847), Catherine Eymann (1846) et une domestique

La langue, l’école.

La langue de tous les jours est le français, sans doute depuis l’arrivée dans le département, alors que l’allemand a pu résister plus longtemps à l’Est même dans des secteurs non germanophones comme le prouve les inscriptions sur les tombes. Elles sont ici systématiquement en français. La faiblesse numérique des assemblées meusiennes y est sans doute pour beaucoup. La pratique de l’allemand recule même pour le culte et, quand cette langue est connue, il ne s’agit plus du Bernois mais de l’allemand littéraire.
Les noms ont souvent été francisés et même les prénoms, avec une génération d’écart, deviennent ceux des voisins catholiques. Les cinq ou six prénoms évangéliques utilisés traditionnellement pour les hommes (Christian, Pierre, André, Joseph, Jean) et pour les femmes (Marie, Madeleine) sont de plus en plus remplacés par les prénoms locaux (François, Nicolas, Barbe, Catherine) ou ceux à la mode à la fin du siècle (Léon, Alphonse, Augustine).
Le savoir est très valorisé. Dans les Vosges, certaines communautés, numériquement assez nombreuses avaient pu entretenir un maître itinérant, ce qui est impossible en Meuse. Aussi, l’école laïque, gratuite et obligatoire est saisie comme une chance et elle va ouvrir la voie vers une promotion sociale hors du département et hors de l’agriculture, dans des disciplines techniques ou technologiques et dans l’enseignement[25].

Un double enracinement : la terre et la politique locale.

Un double tabou tombe aussi qui engage davantage les mennonites dans la vie locale : l’achat de terres et l’engagement politique. Après 1870, ceux qui sont restés à la campagne deviennent propriétaires et ils constituent de grosses fermes sur le modèle de celle des Kennel de Chassey-Beaupré. Parfois, ils développent une activité artisanale, comme l’usine de chaise de la même famille. Mais l’Evangile n’est pas oublié puisque le domaine demeure fréquemment un lieu d’accueil pour des marginaux en quête d’un toit et d’un travail. Durant la guerre franco-prussienne, les chefs de familles montrent un grand patriotisme en faisant des dons importants à leurs communes, notamment pour payer les frais ou les amendes imposés par l’ennemi. Ils entrent ensuite dans les commissions relatives aux impôts locaux puis au conseil municipal avant d’accéder, vers 1890, à la fonction de maire dans plusieurs localités dont Chassey-Beaupré. De véritables dynasties de maires apparaissent mêmes parfois. C’est une rupture profonde avec le principe de non-mondanité des anciens frères suisses.

Un paradoxe : Le service militaire ?

Autre preuve d’intégration : le service militaire. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, il suffit à un anabaptiste d’invoquer son origine suisse pour y échapper. Appelé, il peut aussi servir dans l’intendance ou le train des équipages et donc ne pas porter les armes. Beaucoup de mennonites mosellans sont néanmoins partis pour l’Amérique afin de pas avoir à faire leur service militaire. Ici, au contraire, on voit se multiplier les cas de jeunes qui devancent l’appel voire même qui s’engagent et font une carrière de sous-officier. En 1848 déjà, le témoin d’une mariée mennonite de Dainville, son frère, était mentionné comme militaire de carrière, information qui apparaît aussi sur le bordereau du conseil de révision des deux cadets.

Photo de mariage de la famille Esch à Nancy (17, rue de Serre) en 1918 (le marié prend la photo).
De gauche à droite : Thérèse (1884), Pol en tenue avec la médaille militaire (1879), Hélène (1892) et Pierre (1906) avec un calot d’adjudant ou de lieutenant, André (1851), « Grand-Mère » Gény (1833) et Emélie Gény (1857).

Sur le petit millier de conscrits mennonites français mobilisés entre 1914 et 1918, plusieurs dizaines de soldats meusiens meurent pour la France comme André Kennel, natif d’Ourches tué en Alsace en 1915. Pour l’anecdote, ils avaient été rejoints dans la troupe par des volontaires anabaptistes alsaciens ou lorrains, suisses ou même allemands qui prouvent que l’attitude avait globalement changée vis-à-vis du service des armes[26]. L’assimilation comme citoyen français est donc consommée, sans doute dès le tournant du siècle voire même avant. Les deux guerres mondiales puis surtout la guerre d’Algérie vont néanmoins provoquer un choc et un retour vers l’identité mennonite et le pacifisme. En 1920, un congrès associant mennonites français et américains s’était d’ailleurs déjà tenu à Clermont-en-Argonne sur le thème de la jeunesse et de la reconstruction[27].

Secrétariat d’Etat aux anciens combattants
Mémoire des hommes : fiche d’André Kennel (1885-1915)

Les contacts sont repris tant avec les cousins Alsaciens qu’avec ceux des Etats-Unis, contacts qui contribuent à redonner de l’énergie aux assemblées et qui provoquent un « revival » religieux bien connu. La revue « Christ Seul » qui illustre cette renaissance dispose de contacts locaux à travers les familles Kennel (Chassey), Muller (Toul) et Pelsy (Ferme de l’Epina). Certains lieux comme le domaine des Pelsy, près de Bouligny dans le nord de la Meuse, redeviennent des lieux de rassemblement et d’impulsion.

EN GUISE DE CONLUSION : TRACES ET HISTOIRE.

Aujourd’hui, deux « Eglises » mennonites subsistent en Meuse, l’une à Longeville-en-Barrois, dans la banlieue de Bar-le-Duc, l’autre à Ligny-en-Barrois. Elles sont assez dynamiques, comparées à leur poids démographiques, et la seconde sert de support à des rassemblements de jeunes venus de l’extérieur du département[28]. D’importantes relations ont été nouées avec l’Eglise réformée de Bar-le-Duc par exemple pour la célébration de cultes communs. Mais le développement récent de mouvements évangéliques de type américain a posé la question de l’identité mennonite aujourd’hui. La communauté meusienne s’est si bien fondue dans son environnement qu’elle manque de signe qui rappelleraient son inscription dans l’espace. Elle ne les a d’ailleurs jamais recherchés. Elle possède pourtant bien des lieux de mémoire !

Les toponymes mennonites.

C’est tout d’abord des toponymes, peu visibles parce que francisés. C’est le cas d’une clairière à Sauvigny, le pré Gérard, ancienne propriété de la famille Gerardt qui a tenait le moulin du Traveron et la ferme attenante.

A.D. Meuse E dépôt 363 (Sauvigny) – Carte du Traveron et du pré Gérard (s.d.)

Les tombes mennonites.

Les tombes mennonites méritent le passage même si elles sont en général d’une telle simplicité qu’elles ont plus la plupart disparues, et c’était d’ailleurs le but : ne pas s’attacher au monde d’ici bas[29]. Autrefois, la tombe était derrière la ferme une simple levée de terre rapidement oubliée. Puis, au début du XIXe siècle, là où les communautés étaient un peu plus peuplées, en Moselle par exemple, des cimetières privés ont été construits. Mais en Meuse, c’est le cimetière public qui a accueilli les mennonites, d’autant plus facilement que la laïcisation imposée par la IIIe République permet aux anabaptistes d’être inhumés hors du carré réservé jusque là aux réprouvés. Il devient donc également pour eux un lieu d’intégration[30].

Tombes de la famille Gény à Sampigny (XIXe – début XXe siècle) et tombe récente à Rosnes-Raival


Un exemple unique menacé : le carré mennonite du cimetière de Vaucouleurs[31].

Les cimetières de Chassey-Beaupré et de Vaucouleurs détiennent chacun un carré mennonite mais le second est un site unique menacé par la municipalité qui veut relever les concessions échues.

Coin nord-est du cimetière de Vaucouleurs (15 août 2008)

Inventaire au 15 août 2008 (Mme Francine Wild et Frédéric Schwindt)

Les tombes les plus anciennes, celles accolées aux murs nord et est, concernent les premières familles arrivées à Vaucouleurs. C’est un lieu de mémoire irremplaçable pour les mennonites meusiens et pour les historiens qui peuvent à travers elle retracer l’histoire de la communauté. Le cimetière prouve que le passé de nos campagnes est plus complexe qu’on ne le croyait. Des minorités y ont joué un rôle bien plus grand que ce que leur poids démographique ne laisse supposer. Ces lieux de mémoire, ce cimetière de Vaucouleurs appartiennent donc à un patrimoine commun à tous les Meusiens.
[1] Nous voulons associer à cette communication Mme Francine Wild, native de Vaucouleurs, professeure à l’Université de Caen.
[2] Association d’Histoire Anabaptiste-Mennonite qui édite notamment la revue « Souvenance Anabaptiste ».
[3] Beaucoup de documents et de photographies ont été compilés par l’AHAM notamment pour l’Est de la Lorraine et l’Alsace, il reste néanmoins beaucoup à faire notamment en Meuse.
[4] Frédéric Schwindt, La diffusion de la communauté anabaptiste mennonite en France d’après l’étude des patronymes - XVIIe-XXe siècles, La Revue Historique, N°651, 2009/3, p.561-593.
[5] Entretien avec Daniel Eymann (2009), ancien maire d’Euville, qui confirme que le souvenir des persécutions vécues en Suisse restait encore très vivace après guerre dans les familles « menno ». On racontait encore dans les années 50, l’habitude prise de garder toujours un chariot près à atteler afin de partir.
[6] La dernière assemblée Amish de Lorraine disparaît seulement en 1937 en Moselle et certains traits caractéristiques perdurent même en Meuse dans les années 1950, comme le lavement des pieds à Pâques. Jean Séguy, Les Assemblées anabaptistes-mennonites de France, Mouton, Paris – La Haye, 1977.
[7] Des auteurs ont comparé avec justesse les communautés mennonites aux communautés juives, tant le culte et la survie du groupe furent liés à la famille.
[8] L’adjectif « radical » est à comprendre dans un sens religieux et non pas politique mais les mennonites trainent encore aujourd’hui la réputation consécutive au bain de sang de Münster avec lequel ils n’ont pourtant rien eu à voir.
[9] Comme dans Les Mémoires d’Abraham, le roman de Marek Halter, des documents familiaux ont été pieusement conservés dans ces familles, par exemple des Bibles du XVIe siècle à la fin desquelles les différentes générations ont été inscrites.
[10] Dona Birkey, L'histoire de la famille de Pierre Yordy (1815-1897), article du 24 Février 2009 sur le site The Schrock-Birkey connection : Jordi, Jordy, Yordy, Yoder, Joder…
[11] John A. Hosteller, Amish Society, The John Hopkins Press, 1963 : 85 000 membres dans les années 1950, 250 000 aujourd’hui. Les auteurs réduisent aujourd’hui le corpus de noms suisses à une soixantaine. Frédéric Schwindt, La diffusion de la communauté anabaptiste mennonite en France, Op. Cit. : Dans notre étude sur les patronymes, nous avons retenu un échantillon de 40 noms, ceux qui ne prêtent pas à confusion (Muller ou Kaufmann sont hélas trop courants en régions germaniques) et qui sont attestés dans les cimetières mennonites de Lorraine et d’Alsace.
[12] Frédéric Schwindt, La diffusion de la communauté anabaptiste mennonite en France, Op. Cit., p.583.
[13] Gabriel Richard, Les anabaptistes ou Mennonites en Lorraine, Annales de l’Est, 1967 N°2, pp.131-178.
[14] Frédéric Schwindt, La diffusion de la communauté anabaptiste mennonite en France, Op. Cit., p.585.
[15] Cette exigence, qui ferait sursauter un mennonite strictement observant, prouve au passage que l’assimilation était déjà en marche.
[16] Attention, cette enquête comporte des lacunes par exemple la commune de Vaucouleurs n’avait pas répondu.
[17] De manière plus ou moins subtile, des rencontres « spontanées » sont organisées pour les jeunes en âge de convoler (témoignage de Florence Gauthier).
[18] Voir la carte « Les Menno-Meuniers ».
[19] En Illinois, des auteurs ont noté le passage de la meunerie ou du commerce des grains à la distillation du Whisky mais pour des familles, il est vrai, venues de Hesse et déjà largement accommodées avec le monde : Jeff Gundy, A Community of Memory, University of Illinois Press, 1995.
[20] Jean Séguy, Les Assemblées anabaptistes-mennonites de France, Op. Cit.
[21] Frédéric Schwindt, La diffusion de la communauté anabaptiste mennonite en France, Op. Cit.
[22] Contrairement à la sous-préfecture de Commercy, les archives des arrondissements de Verdun et Bar ayant disparues, il n’est pas possible de consulter les bordereaux de l’enquête de 1850 mais seulement les synthèses départementales. Impossible donc de déduire le nombre de mennonites de leur pourcentage au sein des protestants.
[23] L’analyse des comptes de fermes mennonites permettrait aussi de mesurer l’impact du développement du « crédit agricole » qui permet aux familles de se passer des moyens de financement internes à la communauté.
[24] Ces familles ont été rapatriées en 1962, il existe donc des pieds-noirs mennonites. Voir le site de la famille : « La tribu RRK ».
[25] Une étude sur le rôle des mennonites dans le développement de l’enseignement agricole s’imposerait. La banque et la finance sont en revanche assez mal vues.
[26] Frédéric Schwindt, La diffusion de la communauté anabaptiste mennonite en France, Op. Cit.
[27]Argonne qui avait connu avec Saint-Mihiel le principal engagement du corps expéditionnaire de Pershing en 1918.

[28] Grand merci à Danièle Guerber pour les renseignements sur l’Eglise de Ligny.
[29] Un inventaire des tombes mennonites meusiennes est en cours.
[30] Depuis deux ans, Madame Wild et moi cherchons à obtenir la protection du carré mennonite du cimetière de Vaucouleurs : Francine Wild & Frédéric Schwindt, L’unique témoin d’une communauté silencieuse : Le carré protestant « mennonite » du cimetière de Vaucouleurs menacé de disparition, Souvenance Anabaptiste, Revue de l’AHAM, 2009, N°28, p.55-69. En Meuse, les mennonites échappent ainsi à la guerre des cimetières qui a affronté catholiques et protestants en Moselle avant et après 1870.
[31] Idem.

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